XIV
Un jour ou jamais

Bolitho lâcha un instant le timon :

— Laissons-nous dériver un moment, monsieur Pyper. Veuillez héler l’autre bateau.

Soulagés, les nageurs embarquèrent leurs longs avirons par-dessus le plat-bord du cotre et les rangèrent en drome s’appuyant dessus comme des hommes prosternés en prière. Le départ de la jetée sous le feu des canons du comptoir avait été un jeu d’enfant à côté des dangers de cette navigation entre les écueils.

Le courant de marée les avait fortement dépalés et, à peine le promontoire doublé, ils s’étaient retrouvés vent debout ; les manches ployaient à chaque coup d’aviron et toute la vigueur des deux équipages n’avait pas été de trop pour tirer laborieusement au large.

À présent, le soleil était haut dans un ciel vide : il était donc difficile d’estimer la force et la direction du courant.

Bolitho observait son équipage, les réactions de chaque homme et la façon dont ils s’habituaient à leurs nouvelles conditions.

Tout près dans leur sillage, l’autre cotre les suivait ; Bolitho voyait Keen, à la barre, qui adressait un signe à un nageur, donnait à l’un ou à l’autre des conseils, tentait d’obtenir de ses efforts un meilleur résultat.

D’après les difficultés qu’il avait rencontrées à son propre bord, Bolitho pouvait aisément comprendre celles qu’affrontait Keen ; les deux équipages avaient été répartis de façon aussi équitable que possible, de manière à trouver un juste équilibre entre les hommes de mer expérimentés, les fusiliers marins et les blessés.

Il regarda la main de Viola, alanguie sur le plat-bord. Viola n’avait pas prononcé un mot pendant leur dangereuse progression au milieu des brisants ; après qu’ils en étaient sortis, elle avait tourné le visage vers lui et lui avait adressé un sourire, un sourire simple, lumineux. Il s’en était trouvé tout ragaillardi, plus en paix avec lui-même qu’à aucun autre moment dont il eût le souvenir.

Alors il s’était mis à l’ouvrage ; cinq cents nautiques !

Si toutes les conditions leur étaient favorables et que nul ne tombait malade, la distance pouvait être couverte en une semaine. Les cotres n’avaient pas de gréement, mais Miller, qui avait découvert quelques chutes de toile, s’était promis de faire de son mieux pour gréer un semblant de voile qui appuierait le bateau et épargnerait aux nageurs un peu de leur éreintant labeur.

Quelle compagnie hétéroclite ! songea-t-il en considérant tous ces visages fatigués et mal rasés. Miller et le fusilier marin Blissett, Jenner et Orlando, et puis les deux blessés, ce fusilier marin, Billy-boy, et Evans, le peintre du navire.

Il croisa le regard d’Allday qui occupait le banc du chef de nage, et lui adressa un signe de tête ; Allday avait certes l’habitude d’être patron d’embarcation mais il ne manifestait nul ressentiment à prendre les avirons :

— Joli temps pour une croisière, commandant !

Bolitho regarda par le travers. Toutes les îles se ressemblaient, longues silhouettes bleues voilées dans la brume du soleil matinal.

Il se demanda si, au même moment, Hardacre n’était pas en train de s’égosiller au-dessus du rempart. En effet, Bolitho lui avait demandé de transmettre un message à Raymond : il partait chercher des renforts pour le sauver, lui et sa bande de froussards.

Bolitho se souvenait du moment où ils avaient doublé l’épave encore fumante de l’Eurotas ; seuls un fragment de poupe calcinée et la lisse de couronnement émergeaient ; cela avait suffi pour pousser Viola à lui saisir la main et la presser contre elle dans l’obscurité. Ce ponton dénudé, sur lequel brisait le ressac et qui traînait encore des paquets de cordages, évoquait pour elle toute l’horreur de ce qu’elle y avait vécu : c’est sous cette poupe qu’elle avait comparu devant Tuke, qu’il l’avait abreuvée de sarcasmes, humiliée, torturée.

— Lève rames !

Keen se pencha par-dessus le plat-bord de son embarcation tandis que celle-ci venait se ranger le long du bord.

— Le vent est tombé, commandant, dit-il, en adressant un sourire à Viola. J’espère que vous avez pu prendre un peu de repos, M’dame.

Son sourire lui donnait l’air plus triste encore, songea Bolitho.

— J’espère, répondit Bolitho d’une voix égale, que le temps va rester calme.

À la différence d’un navire, ces embarcations ne pouvaient offrir nul recoin où l’on pût s’isoler, ne fût-ce qu’un instant. Et ce n’était que le commencement. Ils avaient devant eux cinq cents nautiques à courir sans cartes ni sextant. Tout ce dont ils disposaient, c’était du petit compas de l’embarcation et d’une quantité infime d’eau et de nourriture. Hardacre s’était débrouillé pour leur faire passer un peu de vin et une bouteille de rhum, destinés à ceux dont la santé souffrirait le plus de la chaleur et de l’inclémence des éléments. Entre les deux bateaux, ils avaient réparti leurs six mousquets et le reste de leur armement qui comprenait, outre les pistolets d’ordonnance, quelques sabres et une hache d’abordage que Miller portait toujours à la ceinture. Ce n’était pas grand-chose mais, s’ils progressaient régulièrement, jour après jour, ils avaient une petite chance de succès. Qu’un orage tropical se levât ou que l’épidémie se déclarât à bord, et leur entreprise était vouée à l’échec.

Comme pour rappeler à chacun la nécessité de rester vigilant, un requin les avait rejoints à l’aube et les suivait paresseusement à une encablure dans le sillage.

Bolitho étudiait les îles une à une et cherchait à les graver dans son esprit comme sur une carte muette. L’archipel des Levu et, plus au nord, le groupe des îles du Navigateur, jouxtaient l’île de Rutara où, avec de la chance, les attendait la Tempest.

— Nous allons distribuer des rations d’eau identiques dans les deux bateaux, monsieur Keen, dit-il. Demain, j’ai l’intention d’atterrir dans une baie accueillante pour compléter nos réserves de noix de coco. Peut-être dénicherons-nous aussi quelques coquillages sur les rochers.

Il aurait aimé ajouter qu’un repas chaud, aussi frugal et sommaire fût-il, était le meilleur moyen pour garder ses hommes en bonne condition physique et morale. Dès qu’ils auraient mis le pied sur l’une de ces îles, il s’en ouvrirait à Keen. Mais évoquer ce projet en s’égosillant d’un canot à l’autre, tandis que les hommes dodelinaient de la tête sous l’effet de la fatigue, équivaudrait à reconnaître son échec.

Miller s’appliquait à l’aiguille et à la paumelle ; il releva la tête :

— Il me reste un peu de toile, commandant.

Il brandit un morceau de toile à voile qui avait à peu près la taille d’un hamac :

— Voilà qui devrait vous abriter confortablement, M’dame.

— Je ne refuserai pas une attention si délicate, remercia-t-elle avec un sourire.

Elle glissa un doigt le long du col de sa robe :

— C’est curieux qu’il fasse ici plus chaud qu’à terre.

— Que Dieu vous bénisse, M’dame, gloussa Miller, nous aurons tôt fait de faire de vous un marin !

Quelques matelots approuvèrent avec des sourires de galériens mal rasés. Bolitho les regarda, puis toucha l’épaule de Viola :

— L’appui que vous nous apportez n’est pas d’ordre physique mais moral. Vous rendez le sourire à des hommes qui, sans vous, ne songeraient qu’à s’esquiver ou à dormir.

Après un coup d’œil au soleil, Bolitho donna un ordre :

— Prenez la barre, monsieur Pyper. Je vais prendre mon tour aux avirons. Va à l’arrière, ajouta-t-il à l’adresse du fusilier marin, et soigne les blessés.

Il attendit que l’homme se fût tourné vers lui :

— Puis vérifie les armes et assure-toi que notre poudre reste bien au sec.

Les deux embarcations s’éloignèrent l’une de l’autre, elles semblaient soudain bien frêles dans l’immensité de cette eau bleue.

Derrière les larges épaules d’Allday, il vit que Viola le regardait ; ses doux yeux, à l’ombre de son chapeau de paille, lui parlaient comme si elle prononçait des phrases entières.

Pyper se racla la gorge ; il n’en menait pas large à la perspective de donner des ordres à son commandant :

— Hors les avirons !

Il jeta un coup d’œil au petit compas :

— Suivez le chef de nage !

Les épaules appuyées contre le bordé, le fusilier marin blessé ne quittait pas des yeux Viola Raymond. Comme pour tous les autres, elle était pour lui « la dame du commandant », cela sonnait bien. Elle était bonne pour lui. Elle s’était occupée de sa jambe blessée avec autant de compétence qu’un chirurgien et, en outre, elle était douce comme un ange. Il distinguait mal les traits de son visage à contre-jour, sous le large rebord de son chapeau, mais il voyait la poussière sur sa robe et ses chaussures : elle s’était salie sur la jetée. Le blessé sentit une nouvelle fois sa blessure le lancer, il fit un mouvement maladroit pour trouver une position plus confortable.

— Comment te sens-tu, Billy-boy ? demanda-t-elle.

— Ça va, M’dame, répondit-il avec une grimace, ce n’est qu’une crampe.

L’autre blessé, Evans, le peintre, ne disait mot. Il voyait la cheville de la femme sous sa jupe et imaginait la douceur de sa peau plus haut sur la jambe. De fil en aiguille, il repensa à sa femme à Cardiff et se demanda comment elle se débrouillait sans lui. C’était une brave fille, elle lui avait donné quatre beaux enfants. Il ferma les yeux et chercha à se laisser glisser vers le sommeil.

Aux pieds de Pyper, Blissett vérifia la façon dont la poudre et les munitions étaient entreposées, puis il releva la tête pour regarder dormir Evans. Soudain, ce fut aussi clair que si on le lui avait claironné à l’oreille : Evans allait mourir. Cette constatation le terrifia, il ne savait pourquoi. Il en avait vu mourir bien d’autres, pendant des batailles, des rixes ou tout simplement de quelque maladie. Mais aujourd’hui, en regardant le visage d’Evans, en découvrant qu’il allait mourir, il avait l’impression de violer un secret, et cela le bouleversait.

Derrière Bolitho, Jenner, l’Américain, tirait sur le bois mort avec aisance : son imagination l’emmenait vers d’autres voyages. Quand il serait débarqué, il achèterait une ferme en Nouvelle-Angleterre, à des milles et des milles de nulle part, et il se mettrait en ménage avec une fille. Il essayait de se la représenter, la parant de toutes les qualités qu’il pouvait rêver.

À côté de lui était assis Orlando, qui manipulait son aviron avec quelque maladresse, essayant tant bien que mal de suivre la cadence de nage. Il s’écarta pour laisser Miller enjamber son aviron : maintenant qu’il en avait fini avec ses travaux de couture, Miller allait reprendre sa place près de l’étrave jusqu’au prochain repos. Comme ils ne pouvaient armer que cinq avirons, on avait besoin des efforts de tous. Miller reprit son manche et sourit en levant les yeux vers le ciel : cela ressemblait à un combat, et Jack Miller aimait ça.

Ainsi continuèrent-ils leur lent cheminement, sous une lumière écrasante que voilait à peine, parfois, une fine brume ; les deux embarcations progressaient à vitesse réduite, comme des scarabées disgracieux. Les hommes se relayaient aux avirons. De temps à autre, on distribuait de petites rations de biscuit et un cube de viande salée que l’on faisait descendre avec une gorgée d’eau du tonnelet.

La nuit les soulageait de la chaleur, mais leurs efforts aux avirons n’avaient pas de fin.

Bolitho avait le dos rompu par cet exercice inhabituel ; ses mains étaient couvertes d’ampoules douloureuses quand il se rassit à la barre, la tête de Viola sur les genoux. Une fois, pendant son sommeil, elle lui avait saisi la main en poussant un vague gémissement ; Bolitho venait de lui écarter les cheveux qui s’étaient glissés dans sa bouche.

Pyper avait pris un des avirons et Miller écopait l’eau qui s’était infiltrée au fond de l’embarcation. Tous avaient l’air épuisés, presque battus. Bolitho serra les mâchoires : ce n’était encore que le premier jour.

 

Leurs premiers pas sur le sable furent mal assurés ; ils avaient l’impression que la plage, elle aussi, roulait et tanguait.

Bolitho regarda Keen et Miller vérifier que les deux cotres étaient convenablement amarrés ; il entendit le sergent Quare envoyer des sentinelles à chaque extrémité de la petite crique. De nouveau, il observa ce paysage merveilleux. Le sable blanc était ombragé par une végétation verdoyante ; de petits rouleaux brisaient en soupirant tout le long du rivage. Mais il savait également à quel point de telles apparences peuvent être trompeuses, et combien il lui fallait rester vigilant.

Pyper, ravagé par les coups de soleil, s’avança vers lui :

— Est-ce que nous déchargeons les cotres, commandant ?

— Pas encore.

Saisi par un vague pressentiment, Bolitho dirigea sa longue-vue vers l’autre extrémité de la longue baie. Non, ce qu’il avait pris pour un toupet de fumée n’était qu’un nuage d’insectes.

— Attendons un peu et voyons si on nous a repérés.

Il aurait préféré décharger les embarcations, ne fût-ce que pour les alléger et les empêcher de talonner sans cesse dans le ressac. Mais il se sentait mal à l’aise. Une appréhension le tourmentait. N’était-il pas en train de se montrer trop prudent ? Enfin, une fois de plus, il se dit que l’essentiel était de se reposer un peu avant la traite finale, le grand défi qui les conduirait jusqu’à Rutara.

Il aperçut Evans, allongé sous les palmes fraîches en compagnie d’un matelot du nom de Colter. L’autre blessé, le fusilier marin, était adossé à un arbre ; il aidait Viola à ouvrir des paquets de pansements. Les autres membres du groupe allaient et venaient, essayant de reprendre des forces après le dur labeur aux avirons. Viola souriait à Evans. Après lui avoir essuyé le front, elle tâcha de l’installer dans une position plus confortable. Bolitho en fut touché. Il songeait à cette journée et à ces deux nuits passés dans leur canot ouvert : pas une seule plainte de sa part, elle n’avait réclamé aucun privilège. Elle avait osé faire ses besoins au vu et au su de tout un canot plein d’hommes épuisés et inquiets, avec pour seul abri le morceau de toile à voile cousu par Miller, et qui lui servait de paravent.

À présent, sur la plage, elle s’occupait des blessés. Si elle avait déjà compris qu’Evans était à l’agonie, elle cachait fort bien sa consternation. Quare traversa la plage à grandes enjambées :

— Tout est clair, commandant.

Il eut un geste en direction de la lisière :

— J’ai envoyé des hommes ramasser des noix de coco. Tel que vous me voyez, commandant, continua-t-il avec un sourire torve, je pourrais sécher une pinte de bière du Devon sans reprendre mon souffle.

Keen les rejoignit :

— Est-ce que nous allumons un feu, commandant ?

Il se frotta les mains et lâcha un large bâillement :

— On pourrait peut-être tuer un ou deux oiseaux ? Frazer a eu la bonne idée d’apporter une marmite du village.

— Allez-y, approuva Bolitho. Vous y ajouterez une poignée de coquillages, quelques cubes de porc salé et tout le gibier que vous voudrez. Cela ne serait peut-être pas digne de la table de l’amiral, mais quelque chose de chaud, même improvisé, fera le plus grand bien aux hommes.

Il s’assit et appuya la tête sur ses mains, cherchant à réfléchir aux multiples problèmes que leur réservait le voyage, et à ceux qu’allait poser la fatigue grandissante qu’il voyait poindre chez chacun. Il regarda de nouveau Viola : quelle épreuve, surtout pour une femme !

Pourtant, à sa meulière, elle avait davantage de ressources intérieures et de courage que beaucoup d’entre eux.

Un homme éclata de rire, un autre lui répondit par un flot d’obscénités : une noix de coco lui était tombée sur le crâne. Le malchanceux pivota sur les talons et eut un hoquet :

— ’Mande pardon, M’dame !

Elle rit de sa confusion :

— Mon père était soldat. J’en ai entendu de pires !

Bolitho dressa l’oreille : comme il la connaissait peu ! Elle en savait davantage sur lui : elle avait lu la Gazette, elle s’était entretenue avec ses supérieurs ; pourtant, en dépit de cinq années de séparation, son amour n’avait fait que s’attiser.

Allday remorquait péniblement vers les cotres un filet plein de noix de coco. Il marqua une pause, dégaina son sabre d’abordage, puis choisit une noix avec le plus grand soin :

— Regardez, commandant !

Sa lame lança un éclair au soleil. La noix fut scalpée, tête privée de son cuir chevelu.

— La bière des îles ! s’exclama-t-il.

Bolitho porta le fruit à ses lèvres, le lait lui emplit la bouche.

— Merci, cela ressemble…

Il reposa la noix sur le sable, entre ses jambes. Ses pensées, soudain, s’étaient activées.

— Allday !

Au ton de Bolitho, le patron d’embarcation se mit au garde-à-vous :

— Ne te retourne pas. De l’autre côté de la baie, tout au bord de l’eau… Il y a quelqu’un…

Allday hocha la tête et appela Frazer :

— Eh, gros Tom ! Va me porter ça dans le bateau.

Il fit demi-tour et s’éloigna sur la plage, s’arrêtant pour murmurer une parole à l’intention de Viola Raymond.

Bolitho se dressa lentement et étira les bras. De nouveau cette apparition, un mouvement furtif entre les épaisses frondaisons ; il y eut aussi un éclat, quelque chose de brillant.

Il fallait se dépêcher. Les hommes retournaient aux bateaux, les jambes rai des, tels de mauvais acteurs dans une troupe de mimes ambulants.

Quare se hâta vers Bolitho, le mousquet sur l’épaule :

— Où, commandant ?

Comme répondant à un signal, plusieurs silhouettes se détachèrent, à la lisière de la végétation : des indigènes d’allure hostile, très différents de ceux que Bolitho avait rencontrés près du comptoir. Qu’ils fussent de l’île du Nord ou d’ailleurs, cela n’avait guère d’importance pour l’instant. Nul doute qu’ils se cachaient depuis un bon moment ; il étaient là avant même que les bateaux n’aient été tirés au sec. Il les compta : plus de vingt, tous armés de lances et de couteaux à large lame. L’un d’eux, leur chef selon toute apparence, portait plusieurs colliers ; des perles de verre dont les reflets avaient trahi leur présence.

Bolitho estima la distance qui séparait ses hommes des indigènes, par rapport à la largeur de la plage.

— Tenez-vous tranquilles, les gars, dit-il doucement. Ils essaient de savoir ce que nous voulons. S’ils croient que nous avons débarqué d’un navire mouillé à proximité, ils nous laisseront peut-être tranquilles. Sinon, il va falloir se battre.

— Il y en a d’autres un peu plus loin, commandant, lança Pyper, au désespoir. Près des fleurs rouges.

Les vigies de Quare ne les avaient pas aperçus, mais cela n’avait rien d’étonnant : ils avaient dû se glisser le long des brisants, et même dans les rouleaux, échappant ainsi à la vigilance des matelots exténués.

L’homme aux colliers leva la main et dit quelque chose d’une voix grêle ; puis il désigna Bolitho ; il l’avait sans doute reconnu également comme le chef. Alors, très lentement, il fit un autre signe en direction de Viola Raymond, hochant la tête avec force grimaces et avisant ces cheveux de femme en broussailles. Il souriait. Les autres l’imitèrent, fascinés à leur tour par cette couleur de cheveux. Cette simple pantomime était plus menaçante qu’une attaque en bonne et due forme.

— Ami ! lança Bolitho en levant la main.

Quelques indigènes s’avançaient à pas lents, au ras de l’eau ; Bolitho vit le danger d’encerclement et ordonna :

— Repliez-vous vers les cotres, mais lentement !

Il avait observé que ces mouvements convergents tendaient à séparer les marins des bateaux, ou à isoler ceux qui étaient encore sous les arbres.

Soudain, il se souvint de Herrick. Cette fois-ci, aucune aide de dernière minute n’était à attendre, pas plus qu’il n’y aurait de couleuvrine pour disperser les silhouettes silencieuses qui les menaçaient.

— Monsieur Keen, décida-t-il, nous allons tous embarquer sur mon cotre. Occupez-vous de le lancer sans délai. Sergent Quare, envoyez quelques hommes pour aider les blessés.

Allday et Miller le regardaient.

— Restons ici pour l’instant. Plus un geste !

Bolitho entendit la quille du cotre racler le sable. Les hommes qui le poussaient en eau profonde haletaient comme des buffles. C’eût été folie que d’essayer de s’échapper avec les deux embarcations. Les indigènes avaient sûrement des praos à proximité, ils auraient tôt fait de rattraper les lourdes embarcations qui se déhalaient laborieusement à l’aviron ; attaquées individuellement, elles ne pouvaient offrir une grande résistance. Quant à se battre d’une main tout en halant sur un aviron de l’autre, ils n’étaient pas assez nombreux pour cela.

Les indigènes se rapprochaient toujours. Bolitho entendait leurs voix ; un langage qui semblait étrangement peu humain, qui rappelait le gazouillis des oiseaux.

— Il y a quelque chose sur la gauche, commandant, avertit Allday. En voilà un bon groupe qui arrive. Ils devaient simplement attendre des renforts, pour ne pas prendre de risques.

— On fonce, les gars, lança Bolitho, sèchement.

Dès qu’il se tourna, il aperçut plusieurs indigènes qui se détachaient du groupe principal et s’élançaient sur la plage en direction de Viola et du pauvre Evans. Celui-ci leva son mousquet comme une béquille et fit feu, touchant de plein fouet son premier adversaire. L’indigène pirouetta sur le sable dans une gerbe de sang.

Ce coup de théâtre eut le même effet qu’une sonnerie de clairon : avec un grand ululement de joie féroce, les naturels se précipitèrent vers les embarcations et lancèrent un nuage de javelots et de cailloux.

Le sergent Quare mit un genou en terre et tira, aussitôt imité par les autres fusiliers marins. Cette riposte entraîna le repli immédiat des attaquants qui, en vociférant, s’enfoncèrent dans la végétation ; ils laissaient trois morts sur le terrain.

Bolitho tira son pistolet et cria à Pyper :

— Amenez-moi les blessés ici !

Du coin de l’œil, il aperçut une lance qui venait de se ficher dans le sable humide.

La deuxième vague d’assaillants allait se présenter d’un instant à l’autre. Bolitho vit Blissett et l’autre fusilier marin qui rechargeaient leurs armes à côté de Quare ; leur camarade blessé descendait la plage en sautillant ; il souffrait affreusement. Orlando portait Evans, lequel se débattait faiblement en geignant dans ses bras ; Frazer et Lenoir étaient en train de basculer l’autre blessé à l’intérieur du canot :

— Les revoilà !

Cette deuxième attaque fut plus énergique que la précédente : pierres et morceaux de rochers pleuvaient sur les matelots et les fusiliers marins hébétés, les javelots arrivaient de deux directions différentes.

Mais les fusiliers marins répondaient par un feu nourri ; Bolitho tira un coup de pistolet sur un indigène qui, ayant contourné ses hommes agenouillés, chargeait droit sur le canot. Le choc du projectile le précipita dans les vagues, dont l’écume se teinta rapidement de rose.

Bolitho remit son pistolet à la ceinture et dégaina son sabre :

— Vite !

Il eut un hoquet d’écœurement en entendant le hurlement d’agonie d’un fusilier marin transpercé par un javelot en pleine poitrine.

— Par ici, commandant !

Keen était debout à l’avant du cotre ; il déchargea son pistolet avant d’ordonner par signes aux autres de monter à bord. Bolitho aperçut la chevelure de Viola par-dessus le plat-bord et comprit que lui et les fusiliers marins étaient les derniers encore sur la plage. Blissett essayait de traîner son camarade dans les vagues mais Quare lui assena un coup de poing sur l’épaule en hurlant :

— Laisse-le ! Il a son compte ! Ramasse son mousquet et embarque, garçon !

Tout en parlant, il fit feu de nouveau et une autre silhouette s’effondra.

Les minutes qui suivirent leur offrirent un mélange de désespoir et d’écœurement ; les attaquants s’acharnaient sur le fusilier marin tué, qu’ils transformèrent en un hachis innommable.

Puis on arma les avirons et le cotre s’élança en eau libre ; la vitesse de la nage donnait la mesure de la peur qui tenaillait les hommes.

— Pas de prao en vue, commandant.

Bolitho hocha la tête, incapable d’articuler un mot tant il était hors d’haleine. Il vit à ses pieds le filet plein de noix de coco ; en abandonnant l’autre cotre, ils avaient dû renoncer à la moitié de leurs provisions d’eau et de nourriture.

— Le fusilier marin Corneck, commenta le sergent Quare d’une voix épaisse. Un de mes meilleurs hommes. Il venait d’un village tout près de chez moi.

Blissett était effondré sur un aviron, les yeux lui brûlaient. Il n’avait jamais eu beaucoup de sympathie pour son camarade disparu, mais il était encore dévoré par la colère et le dégoût de l’avoir vu mettre ainsi en quartiers.

Bolitho, qui observait leurs réactions, les comparait aux siennes ; seuls des faits ténus leur avaient évité de finir tous comme Corneck. Quelques minutes de plus, et il aurait ordonné de décharger les cotres et d’allumer un feu. Il croisa le regard de Viola qui, à l’autre extrémité du canot, essayait de bander la tête de Jenner ; il avait eu la peau déchirée par un caillou tranchant. Viola semblait parfaitement calme mais ses yeux étaient embués d’émotion contenue. Sans l’intervention rapide du fusilier marin blessé, les indigènes auraient pu s’emparer d’elle et l’entraîner à l’écart, hors d’atteinte. La perspective de cette éventualité rendait Bolitho malade.

À quelque chose malheur est bon : comme ils étaient à présent bien plus nombreux sur le canot, tous les avirons pouvaient être armés, ce qui permettait à certains nageurs de se reposer entre deux tours. Mais enfin… Bolitho regarda Evans qui sombrait dans l’inconscience, et Penneck, le calfat du Tempest, blessé d’un coup de javelot au cou. Il se saisit de la bouteille de rhum, ce qui attira les regards de tous les hommes du bord ; le gros Tom Frazer se détourna pour cacher son envie.

— Evans et Penneck vont boire un coup, dit-il.

Son regard croisa celui de Viola :

— Ainsi que cette dame.

— A vos ordres, commandant, répondit Keen, enroué. Elle, surtout.

Mais elle secoua la tête :

— Non. Le rhum, je n’ai jamais pu m’y habituer.

Quelques hommes s’esclaffèrent, d’abord discrètement, puis dans une cascade de rires que nul n’aurait pu arrêter.

Bolitho toucha l’épaule de Keen :

— Laissons-les se défouler. Ils ont tellement souffert…

Pyper, à son tour, fut saisi par un fou rire qui se changea en larmes abondantes ; elles coulaient sur son visage sans qu’il s’en rendît vraiment compte.

Enfin, au bout d’un moment, ils se ressaisirent, mi-surpris, mi-honteux, mais personne ne fit le moindre commentaire. Les nageurs reprirent la cadence. Au bout d’une heure, la petite crique disparut dans le sillage, dans la brume légère qui enveloppait toute l’île.

Alors ils purent se reposer un moment. On distribuait des rations, on buvait de l’eau, on regardait alentour la mer et les camarades, avec un fatalisme las.

Devant eux et sur chaque bord, les îles s’éloignaient, rapetissaient ; il leur faudrait atterrir ailleurs, faire aiguade, trouver de quoi manger. Et le soleil s’acharnait sur eux sans répit, les cuisant avec ardeur, épuisant leur détermination et leur volonté de survivre.

Quand vint enfin la nuit, elle ne leur apporta pas le moindre confort. Après cette épreuve et cette terreur sur l’île, après la chaleur d’une longue journée, l’air semblait de glace ; tous ceux qui ne halaient pas sur les avirons grelottaient, entassés les uns sur les autres.

Le lendemain, en dépit de toutes leurs précautions, ils virent poindre le même danger : cachés dans l’épaisse végétation d’une île, des yeux malveillants avaient surveillé leur lente approche. Au moment où ils se préparaient à aborder le rivage, le canot fut attaqué comme la veille, plusieurs hommes furent blessés et assommés par des cailloux et des morceaux de roc. Ils durent se hâter de tirer en eaux profondes, hors de portée.

Bolitho surveillait Keen et Pyper qui distribuaient les rations ; quelle méfiance et quelle acrimonie chez tous les autres ! Il fallait se montrer d’une impartialité absolue : à la moindre injustice, au moindre signe de favoritisme, ces hommes loyaux et disciplinés s’entre-déchireraient comme des loups pris de folie.

Si seulement ils avaient pu emporter davantage de nourriture ! Mais Raymond aurait alors percé leurs intentions à jour : les gardes ou les villageois n’auraient pas manqué de l’informer, et il ne les aurait jamais laissés atteindre la jetée.

Blissett saisit vivement son mousquet :

— Permission d’ouvrir le feu, commandant ?

Il surveillait un oiseau de mer qui tournoyait autour du canot ; son instinct de chasseur se réveillait.

— Attends qu’il se rapproche, répondit Bolitho. Autrement, c’est notre fidèle ami qui le mangera.

Il jeta un coup d’œil à l’arrière. L’aileron dorsal fendait la surface de l’eau. Ils acceptaient maintenant la présence du squale sans crainte ni curiosité. Un élément de plus.

L’oiseau tomba à la première balle. C’était un fou, à peu près de la taille d’un canard.

Tous se levèrent ou s’accroupirent pour regarder jusqu’à ce que Bolitho décide paisiblement :

— Nous allons le partager. Mais donnons le sang aux plus faibles.

Dégoûtés de prime abord, les hommes reçurent leurs petites portions et les dévorèrent avec un soudain désespoir. On transvasa le sang avec toutes les précautions voulues, et on le donna à Evans, puis aux matelots blessés, Colter et Penneck.

Juste avant le coucher du soleil, prélude à une longue nuit glaciale, ils aperçurent quelques praos rapides dans le nord-est. Une meute de chiens courants, songea Bolitho, qui cherchait à les épuiser avant l’hallali. Ils les prenaient peut-être pour des hommes de Tuke, et dans ce cas n’avaient d’autre projet que celui d’assouvir leur terrible vengeance ; ou bien ils agissaient pour le compte de Tuke, sans doute dans l’espoir d’une récompense de sa part.

Avec les dernières chutes de toile à voile, Miller avait confectionné une ancre flottante ; Bolitho décida de donner à chacun la possibilité d’un bref repos, sans le grincement et le gémissement des avirons.

Le canot se mit à tanguer et à rouler dans une série de creux. Bolitho était assis dans la chambre d’embarcation. Il avait jeté son habit sur les épaules de Viola ; il la tenait d’un bras serrée contre lui pour la protéger des mouvements de l’embarcation.

— Je ne dors pas, dit-elle au bout d’un moment. Je regardais les étoiles.

Il la tenait étroitement embrassée, il avait besoin d’elle, il craignait pour elle.

— Cessez de vous tourmenter, Richard, dit-elle encore. C’est moi qui ai voulu vous suivre. Rien n’a changé.

Alors qu’il s’apprêtait à lui répondre, il constata qu’elle s’était rendormie.

À l’aube, quand le ciel s’éclaircit de nouveau, ils avaient moins d’îles en vue que la veille ; l’océan semblait plus vaste, plus infranchissable. Ils s’aperçurent également qu’Evans avait rendu le dernier soupir.

Bolitho braqua sa petite lorgnette sur la terre la plus proche. Elle était couverte de verdure, mais n’offrait pas la moindre plage. Cependant, elle représentait peut-être leur dernière chance. Il regarda le cadavre d’Evans qui gisait dans les fonds, comme endormi. On pourrait l’enterrer là. Cela empêcherait les requins de s’en repaître. Bolitho ne tenait pas à voir ses hommes assister à pareil spectacle.

Quand ils débarquèrent, ils ne furent pas attaqués ; les éclaireurs de Keen découvrirent quelques foyers éteints, mais probablement inutilisés depuis des années. Il était extrêmement difficile de débarquer sur cette côte sans éventrer les bordés d’un canot sur les rochers aigus ; les frêles praos indigènes n’auraient peut-être pas résisté à ce traitement.

Ils trouvèrent une petite mare d’eau douce. De l’eau de pluie. Il y en eut à peine assez pour remplir la marmite de Frazer. Allday et Miller entreprirent de cuisiner un repas chaud avec une partie de leur maigre provision de porc salé, quelques petites huîtres que Pyper avait découvertes sur les rochers, et un peu de biscuit de mer pour donner du corps à ce brouet. Le bois sec était abondant ; Allday avait sur lui de l’amadou ; ils dépouillèrent le pauvre Evans d’une petite lentille qui leur permit de concentrer les rayons du soleil et de faire jaillir la flamme.

Le petit Gallois fut enterré à mi-pente, sous un bouquet d’arbres ; la tombe, peu profonde, fut couverte de pierres plates. Drôle de cimetière pour le peintre du Tempest, songea Bolitho. Il s’assit, adossé à un palmier, et prit soigneusement quelques notes sur le calepin qui lui servait de journal de bord ; il se demanda de quel nom désigner cet endroit, dont personne n’avait jamais entendu parler.

Viola, allongée à l’ombre à ses côtés, avait posé son chapeau sur son visage :

— Appelez cet endroit l’île Evans, Richard.

— Oui, répondit-il avec un sourire. Après tout, il en est le seul habitant.

Keen le héla. Il montait la garde près du cotre :

— Nous venons d’apercevoir quelques praos, commandant !

Bolitho fourra son calepin dans sa chemise :

— Fort bien. Aspergez le feu et rassemblez les hommes. Nous serons plus en sécurité dans le canot qu’ici.

Dans un silence sinistre, ils évacuèrent la seule île qui s’était montrée hospitalière pour eux. Repus et reposés pour un moment, ils tournèrent de nouveau l’étrave de leur embarcation vers le nord, laissant Evans veiller sur sa dernière et unique possession.

 

Une longue houle lisse courait d’un horizon à l’autre, aussi loin que l’œil pouvait porter. Comme un insecte aquatique à l’agonie, le cotre roulait lourdement, certains de ses avirons étaient rentrés. Bolitho se tenait assis, le bras sur le timon, respirant lentement et évitant de regarder en l’air. La chaleur était si féroce que la mer n’avait plus de couleur ; elle se fondait avec le ciel dans une grande vibration argentée.

Il songea à écrire quelque chose dans son petit journal mais il lui en coûtait chaque fois davantage d’aligner des mots creux et inutiles.

Les nageurs se reposaient, effondrés sur les manches de leurs avirons ; les autres dodelinaient de la tête, appuyés contre les bordages, ou dormaient là où ils étaient, comme des cadavres.

Viola Raymond se tenait à côté de Bolitho, un peu en dessous. Elle portait sa veste d’uniforme, car elle avait dû ôter sa robe, salie et déchirée, pour la laver dans l’eau de mer. Bolitho contemplait ses cheveux couleur d’automne jaillissant du col d’officier. « Elle aurait pu être commandant », se dit-il. Comme si elle avait deviné son regard, elle tendit le bras et lui toucha la main. Mais elle ne leva pas la tête : ainsi que tous leurs compagnons d’infortune, elle trouvait le soleil trop brutal, elle n’avait plus la force de l’affronter.

— Combien de temps allez-vous les laisser se reposer ? demanda-t-elle de sa belle voix profonde.

Mais la question n’exigeait pas de réponse.

Personne ne les observait quand ils étaient ensemble. Ils pouvaient se toucher, s’étreindre les mains, ces gestes appartenaient aux habitudes du bord. À tous elle leur infusait sa force, et d’abord à Bolitho.

Il plissa les yeux, essayant de mesurer la hauteur du soleil :

— Plus très longtemps, Viola. Plus les jours passent, plus notre vitesse diminue.

Il s’essuya le front d’un revers de manche, de grosses gouttes de sueur lui arrosèrent la poitrine et les cuisses. Quatre jours et trois nuits de travail exténuant, ininterrompu : nager et écoper, essayer de grappiller quelques brefs moments de repos, et tout recommencer. Il essaya d’analyser la situation. Ils avaient quitté la jetée depuis huit jours. Même après avoir vécu ces journées, il avait du mal à concevoir la lenteur misérable avec laquelle ils avaient progressé. Leur réserve d’eau se réduisait à un gallon tout au plus. Du porc salé, ne subsistait qu’un fragment aussi dur que le roc et gros comme le poing. Tout le vin était parti à petites gorgées. Encore avaient-ils eu de la chance, deux jours plus tôt, de toucher et de tuer un goéland. L’oiseau avait été partagé comme le précédent, son sang distribué aux plus mal portants : Robinson, un matelot très affecté par le soleil et la soif, et Penneck, dont la blessure au cou montrait des signes d’empoisonnement. Le calfat du Tempest était le seul à ne garder que rarement le silence. Jour et nuit, il grognait et sanglotait, tripotait le pansement sur sa gorge, et tombait parfois en gémissant dans une inconscience agitée.

Bolitho serra plus fort la main de Viola dont les yeux s’embuaient quand elle songeait à son mari : comme il était cruel, dans son indifférence, dans son refus de se soucier de personne, sauf de lui-même !

— Comment vous sentez-vous ?

Il attendit, comprit qu’elle préparait sa réponse et précisa :

— Rien que la vérité, je vous prie.

Elle lui serra plus fort la main :

— Pas si mal, commandant.

Elle leva la tête pour le regarder, en s’abritant les yeux.

— Ne vous tourmentez pas. Nous y arriverons, vous verrez.

Allday s’étira et s’ébroua comme un chien :

— Prêts, les gars ?

Penneck commença à gémir et Blissett, furieux, s’en prit à lui :

— La ferme, mon pote, par pitié !

Keen enleva son habit rouge et le plia soigneusement avant de se remettre aux avirons :

— Du calme, Blissett ! Ce pauvre diable n’y peut rien !

— Hors les avirons !

Bolitho les regarda accomplir leurs préparatifs désespérés ; c’est tout juste s’ils parvenaient à armer leurs avirons, les dames de nage semblaient hors de leur portée.

— Suivez le chef de nage !

Bolitho jeta un coup d’œil au compas : plein nord !

Peut-être allaient-ils tous périr. Peut-être Tuke allait-il s’emparer du comptoir, comme il en avait toujours eu l’intention. Un jour, Bolitho était tombé par hasard sur une embarcation à la dérive, pleine de cadavres de marins. Il s’était souvent demandé lequel avait été le dernier à mourir, et ce qu’il avait pu ressentir en dérivant sans espoir avec ses camarades, vieilles connaissances qu’il voyait partir l’un après l’autre, lui-même attendant son tour.

Il essaya de se faire violence, de chasser ses idées noires et de régler convenablement la voile improvisée par Miller ; celle-ci n’ajoutait pas grand-chose à leur vitesse mais stabilisait la coque, ce qui rendait plus facile la tâche des nageurs.

Bolitho allongea sa lorgnette et la braqua par le travers tribord. Juste au-dessus de l’horizon, il aperçut une nuance violette, une longue île plate. Il sentit son pouls s’accélérer : ils n’étaient pas perdus. Il se souvenait de cette île, il en avait lu la description sur la carte.

Viola se rapprocha de lui :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Encore une île, répondit-il d’une voix égale. Elle est trop loin pour que nous ayons la force de faire un détour, mais cela signifie que nous avançons. Une fois ou deux, j’ai même cru…

Il la regarda et lui sourit :

— J’aurais dû me fier à votre jugement.

De nouveau, il accorda toute son attention à ses hommes. En dépit de ses efforts, Pyper ne parvenait pas à cacher qu’il se sentait de plus en plus mal. Les coups de soleil le brûlaient. On pouvait voir sa peau par un accroc de sa chemise : son épaule avait la couleur de la viande de bœuf à l’étalage. Il semblait sur le point de s’effondrer. Tous étaient affreusement déshydratés. Après tout, le plus chanceux, c’était peut-être Evans.

— Il nous faut de l’eau, continua-t-il doucement. Je ne puis exiger de ces hommes qu’ils continuent ainsi jusqu’à tomber.

Elle approuva :

— Je vais prier.

Il la regarda incliner la tête, l’haleine brûlante du vent ébouriffait quelques mèches folles sur l’habit bleu ; il en avait le cœur brisé. C’était de sa faute s’ils en étaient là. Elle, surtout, avait souffert à cause de son amour. Quant aux autres, ils allaient mourir parce qu’il en avait ainsi décidé.

— Voilà qui est fait.

Elle releva la tête et le regarda dans les yeux :

— Ça y est. Maintenant je vais m’occuper des bandages.

Elle palpa sa robe qui séchait sur un banc de nage :

— A partir de demain, c’est ce vêtement que j’utiliserai pour les blessés. Ce pauvre Penneck a pratiquement consommé la totalité de mes réserves.

Elle se leva, vacillant un peu ; Keen lui tendit la main pour l’aider à garder son équilibre.

— Merci, Val, dit-elle avec un sourire.

C’était le diminutif amical qu’elle utilisait à son intention et Bolitho constata que l’officier la gratifiait en retour d’un sourire reconnaissant. Nul autre que Keen n’avait, autant que Bolitho, à se féliciter des bontés de Viola Raymond.

Le sergent Quare, après s’être laborieusement raclé la gorge à deux reprises, réussit à prononcer quelques mots :

— Dois-je commencer à partager les rations, commandant ?

Lui aussi avait l’air découragé, vaincu, pour ainsi dire. Bolitho sentit une vague de désespoir le submerger.

— Oui. Un verre par homme. Moitié eau, moitié vin.

Il hocha vigoureusement la tête :

— Oui, sergent, je sais. C’est la fin de nos réserves.

Comme Viola se penchait vers les malades et les blessés, Penneck la saisit par son habit d’emprunt et se mit à dire fébrilement :

— Ne me laissez pas mourir ! S’il vous plaît, s’il vous plaît ! Ne me laissez pas mourir !

Il suppliait, d’une petite voix haut perchée.

Colter, le matelot blessé, émit un puissant grognement :

— Plaise à Dieu qu’il meure avant de nous avoir tous rendus fous !

— Assez ! coupa Bolitho en se levant.

Son esprit était en proie à une souffrance lancinante.

— Orlando, tiens les bras de cet homme, pendant qu’on change son pansement !

Il regarda Viola opérer au-dessus des avirons qui oscillaient au rythme lent de la nage. Elle portait l’habit du commandant, et ses jambes, nues comme celles des marins, la rendaient plus belle encore. Elle s’interrompit un instant dans son travail, laissant Orlando caler Penneck le long du plat-bord ; elle remit en place une mèche qui lui retombait sur le visage. De nouveau, son regard croisa celui de Bolitho. Elle lui sourit.

Blissett rentra son aviron et saisit son mousquet :

— Un autre oiseau, commandant !

Il fit feu mais l’animal poursuivit son vol. Quare lui tendit en hâte une autre arme et, sans même prendre le temps de mettre en joue, Blissett tira de nouveau. L’oiseau de mer tomba comme une pierre, tout près par le travers. Il fut partagé sans délai. Dix minutes plus tard, il n’en restait pas une plume.

Ils burent religieusement leur vin allongé, tâchant de ne pas l’avaler d’un trait ; d’une voix saccadée, Pyper déclara :

— Quand je serai de retour à bord, plus jamais je ne me plaindrai !

Bolitho l’examina attentivement : jusqu’à quel point cet homme était-il au bout de ses ressources ?

— Vous avez raison, monsieur Pyper, répondit-il, presque gentiment. Vous avez dit : « Quand je serai de retour à bord » et non pas : « Si je retourne jamais à bord. » Accrochez-vous à ce « quand ». De toutes vos forces.

Il ajouta :

— Ceci est valable pour tous. Merci, monsieur Pyper. Je me sens mieux à présent.

Allday leva les yeux de son aviron et lui adressa un triste sourire. Il se sentait prêt à pleurer : pour la dame vêtue des oripeaux du commandant, pour le jeune Pyper, pour Billy-boy qui s’acharnait avec une telle constance à ne pas montrer la souffrance que lui infligeait sa blessure. Mais surtout pour le commandant lui-même. Il l’avait observé jour après jour, au fil de leurs tribulations, et remarqué toutes les trouvailles, toutes les astuces auxquelles il avait eu recours, puisant dans l’immense expérience accumulée en mer depuis l’âge de douze ans pour sauvegarder coûte que coûte l’unité du groupe.

Une bataille navale entre vaisseaux de ligne était une épreuve effroyable, mais au moins les souffrances et les efforts avaient-ils un sens pour les survivants. En revanche, ils étaient en train d’expérimenter un aspect de la vie en mer qui échappait complètement aux terriens, et dont ces derniers d’ailleurs ne se souciaient pas. Pourtant, les règles du jeu étaient les mêmes, et le poids qui pesait sur les épaules du commandant tout aussi écrasant.

Bolitho le regardait, peut-être avait-il deviné ses pensées :

— Encore un petit effort, Allday ?

— A vos ordres, commandant, répondit Allday avec un sourire, entrant dans le jeu. Surtout si vous voulez bien vous joindre à nous autres, pauvres marins.

Jenner se débrouilla pour lancer un petit rire qui ressemblait à un croassement. Miller renchérit :

— De toute façon, commandant, ce n’est plus vous qui portez votre habit, n’est-ce pas ?

Bolitho s’assit sur le banc de nage, à côté d’Allday, tandis que Pyper lui cédait la barre.

— A quoi penses-tu, Allday ? demanda-t-il.

Allday eut un petit haussement de ses larges épaules.

— A ce qu’on dit, même le diable s’occupe de ses affaires. Je crois que nous avons toutes nos chances, pour sûr.

Bolitho se pencha sur son aviron. Il fermait les yeux à cause de l’éclat aveuglant du soleil. Ils n’avaient plus d’eau ; il leur restait à peine quelques noix de coco et un peu de biscuit de mer ; et pourtant, ils avaient encore confiance en lui… Pourquoi ?

Il repensa au courage pathétique de Pyper et se contraignit, lui aussi, à dire « quand » et non pas « si ».

La pelle de son aviron s’entrechoqua avec une autre ; il s’aperçut qu’il somnolait, s’éveilla en sursaut et s’arc-bouta sur son aviron avec une vigueur renouvelée. Un coup d’œil sur l’étendue marine lui apprit qu’un grain noir allait les rattraper. Il ferma étroitement les yeux et s’appliqua à sa nage.

« Quand », pas « si ».

 

Mutinerie à bord
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